Le 4 juin 2009, au Caire, Barack Obama sâefforce de tendre la main au monde arabo-musulman. « Je sais ce que la civilisation doit Ă lâislam », proclame-t-il. Et le prĂ©sident amĂ©ricain dâĂ©numĂ©rer lâalgĂšbre, la boussole, lâimprimerie, la mĂ©decine⊠Mais si lâintention est louable, la liste manque de justesse. La boussole a Ă©tĂ© inventĂ©e par les Chinois. Quant Ă lâimprimerie, nous savons tout de mĂȘme que les caractĂšres mobiles et la presse Ă bras furent mis au point par Gutemberg, et que leur premiĂšre application fut une bible, publiĂ©e en 1455.
Un grand Ă©rudit, RĂ©mi Brague, passe au crible ces affirmations et bien dâautres dans son nouvel opus, Sur lâislam (Gallimard, 24 âŹ). ArmĂ© de son humour ciselĂ© et froidement cinglant, ce spĂ©cialiste de la philosophie arabe dĂ©monte un Ă un les clichĂ©s dont nous nous contentons trop souvent. Sa dĂ©marche est dâautant plus redoutable quâil nâĂ©crit pas en pamphlĂ©taire, mais avec la rigueur du scientifique et la limpiditĂ© du pĂ©dagogue.
Les critiques de Rémi Brague
Que lâon se rassure donc, Obama nâa pas racontĂ© entiĂšrement nâimporte quoi. Par exemple, explique Brague, les sciences mĂ©dicales Ă©taient bien plus avancĂ©es dans lâĂšre arabo-musulmane que dans lâEurope mĂ©diĂ©vale. Alors que le dĂ©bat dâidĂ©es se soucie de moins en moins des faits, le souci de prĂ©cision apparaĂźt alors comme une forme rafraĂźchissante de respect de lâautre.
Certes, les pages que Brague consacre Ă discuter lâapport de lâislam Ă notre civilisation sont critiques. Mais le philosophe conteste plus largement les notions de « sources », de « racines » ou de « dette » qui traversent Ă peu prĂšs tous les dĂ©bats identitaires de notre Ă©poque. Il propose de renverser le raisonnement. En matiĂšre de culture, on ne reçoit pas, on puise sans Ă©puiser lâautre. On ne subit pas, on choisit. Par exemple, on emprunte la tomate aux AztĂšques, mais on leur laisse les sacrifices humains. Dans cette relation, lâemprunteur nâest pas passif, mais dynamique. Ainsi, lâapport grec et arabe au savoir europĂ©en est Ă la fois une cause de notre essor intellectuel et la consĂ©quence dâune curiositĂ© renouvelĂ©e.
Périlleux « islam des origines »
Brague aborde un autre sujet dĂ©licat, celui de lâislam lui-mĂȘme. En 2013, par exemple, le pape François affirme que « le vĂ©ritable islam et une adĂ©quate interprĂ©tation du Coran sâopposent Ă toute violence ». Admettrait-on, ironise Brague, que le dalaĂŻ-lama soit lâarbitre du « vĂ©ritable christianisme » ? Si les chrĂ©tiens sont empressĂ©s de dĂ©finir « lâislam authentique », câest peut-ĂȘtre par habitude de chercher Ă prĂ©ciser ce quâest leur propre foi.
Vu de lâextĂ©rieur, il y a le « vĂ©ritable islam » de ceux qui dĂ©testent cette religion et un autre, symĂ©trique et tout aussi essentialisant, de ceux qui lâidĂ©alisent. De lâintĂ©rieur, les choses ne sont pas plus simples, faute dâautoritĂ© qualifiĂ©e pour trancher. Et de toute façon, « lâauto-interprĂ©tation nâest pas toujours une garantie de vĂ©ritĂ© ». Islam spirituel ? Islam des terroristes, qui se disent plus bruyamment que les autres dans le vrai ? Islam comme civilisation, mais laquelle ? Islam comme religion, mais oĂč et quand ? Dans un chapitre passionnant, Brague montre quâil est en rĂ©alitĂ© impossible dâarbitrer, et quâil est encore plus pĂ©rilleux de le faire en remontant à « lâislam des origines ».
Reflet de la tradition chrétienne
La question du « vĂ©ritable islam » est aussi et dâabord une question interne. Dans Une guerre de sept cents ans (Cerf, 24 âŹ), lâhistorien et anthropologue Thierry Zarcone lâaborde sous un angle prĂ©cis. Lâauteur sâintĂ©resse Ă la lutte inachevĂ©e entre les partisans du culte des saints et leurs adversaires, qui prĂŽnent un retour au⊠vĂ©ritable islam. Pour les salafistes, Ă partir du XIVe siĂšcle, ou pour les wahabbites, Ă partir du XVIIIe siĂšcle, les pĂšlerinages et les rituels dans les mausolĂ©es sont une hĂ©rĂ©sie qui menace la foi en un Dieu unique. Les tombeaux doivent ĂȘtre rasĂ©s. La bataille nâest pas strictement religieuse, elle constitue mĂȘme un enjeu politique majeur.
La vĂ©nĂ©ration des saints est en recul dans bien des rĂ©gions, mais en expansion ailleurs. Il y a Ă peu prĂšs autant de pĂšlerins Ă Touba au SĂ©nĂ©gal, oĂč repose le corps dâAmadou Bamba, quâĂ La Mecque. Et beaucoup plus sur le tombeau dâHussein Ă Kerbala, en Irak. Ces cultes se rĂ©pandent aussi en Occident, avec les diasporas. PrĂšs de DĂ©troit, dans la Michigan, on vĂ©nĂšre depuis 1995 Rexheb Baha Beqiri, un cheikh soufi qui avait rĂ©ussi Ă Ă©chapper Ă la persĂ©cution communiste en Albanie, son pays natal. Ă Birmingham en Angleterre, on peut voir le mausolĂ©e de Sufi Sahib. De son vivant, il avait bĂąti lâune des plus vastes mosquĂ©es du Royaume-Uni.
Jâai lu le livre de Zarcone entre un sĂ©jour Ă Lourdes et un passage par la crypte de Saint-Victor, Ă Marseille, oĂč jâadmirais un ensemble Ă©mouvant de tombes et dâĂ©pitaphes dâĂ©poque palĂ©ochrĂ©tienne. Le catholique ne peut manquer de voir dans les pratiques de dĂ©votion autour de grands ou de petits sanctuaires musulmans des similitudes avec sa propre tradition. Quant aux polĂ©miques que ce culte suscite au sein de lâislam, elles font Ă©cho Ă celles qui ont opposĂ© les chrĂ©tiens entre eux. Quâon le veuille ou non, il existe aussi des traits anthropologiques communs entre certaines formes de lâislam et certaines formes du christianisme. RĂ©ciproquement, il est impossible de proposer une dĂ©finition consensuelle des grandes religions. Et pas seulement de lâislam, doncâŠ
Author: Robert Hernandez
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